« La fin de l’abondance : l’économie dans un monde post-pétrole » de John Michael Greer

La plupart des gens ont beaucoup de peine à imaginer qu’il puisse y avoir quelque chose entre la poursuite de notre mode de vie insoutenable et l’apocalypse. Les alternatives du genre « le nucléaire ou la bougie » ou « sans une quatre voies c’est la diligence » restent encore bien souvent décrétées. Mais quand on a lu le premier chapitre de « La fin de l’abondance » de John Michael Greer, le soleil se lève. Car l’auteur est un puissant esprit qui appréhende la situation actuelle de notre relation à la biosphère dans sa globalité écologique, psychosociale, économique, et financière.

Il explique à la base, pratiquement sans chiffres, à la fois pourquoi les économistes se trompent si souvent, pourquoi les recettes que nous nous obstinons à appliquer ne font qu’empirer la situation, pourquoi l’énergie solaire ne remplacera pas le pétrole, pourquoi notre fascination pour l’argent est à la racine du problème, mais aussi comment la fin de l’abondance, essentiellement celle de l’énergie fossile, va bouleverser nos vies, comment le pétrole peut devenir inabordable sans que son prix ne monte, comment vont réagir les Etats et les grandes organisations quand ils vont se heurter au réel, comment les solutions venues de la base sont les seules qui nous donneront de sérieuses chances de sortir de ce piège. Et enfin, tout en soulignant qu’il n’y a pas de solution unique et universelle, il nous donne quelques grands principes immédiatement applicables pour amortir le choc de l’effondrement pour nous, nos proches, et nos communautés.

En six chapitres, qui peuvent être lus en toute autonomie, nous passons en revue l’histoire économique, l’empire de l’argent, la résistance non négociable de l’énergie aux lois du divin marché, quelques conséquences de la fin de l’abondance inattendues pour la plupart des gens, et même beaucoup de militants, et enfin le dernier si bien nommé « la route qui nous attend ».

Dès l’introduction, il évoque E.F. Schumacher, l’auteur de « Small is beautifull », qui a remis en question les postulats anti-écologiques de l’économie classique. Il plante donc le décor théorique défini par ce dernier, à savoir :

  • une économie primaire, totalement négligée par la théorie économique classique, par laquelle la Nature, grâce à d’innombrables interactions minérales, végétales, et animales, met à la disposition des hommes le substrat de ressources sans lequel leur vie même serait impossible.
  • une économie secondaire, qui a fonctionné sans la monnaie durant des millénaires, par laquelle les sociétés humaines prélèvent et transforment ces ressources afin d’augmenter leur « joie de vivre » ce « véritable produit économique du processus économique » comme l’a rappelé Nicholas Georgescu Roegen dans « La décroissance ».
  • et enfin une économie tertiaire, où la monnaie, dépassant son rôle de lubrifiant des échanges et de réserve de valeur, dérive vers le profit, le prêt usuraire, la spéculation, la croissance débridée, constituant une dette abyssale sur l’avenir, qui constitue la bulle fondamentale dont l’inévitable éclatement signera la fin de l’abondance.

Alors que l’économie primaire représenterait les trois quarts de la création de richesse au bénéfice des hommes (page 63), la théorie économique ne tient compte en fait que de l’argent et de l’économie tertiaire, considérant que l’économie primaire est sans importance, puisqu’il est très couramment admis qu’ « avec assez d’argent on peut obtenir tout ce qu’on veut » (page 98). Cette distorsion, soigneusement analysée par l’auteur, est le problème fondamental de notre époque. Elle est à la base de la boucle de rétroaction dérégulante qui fait que « les gens qui veulent maximiser leurs gains économiques retirent leurs placements de l’économie productive pour investir dans l’économie papier de la finance » (page 82). D’où il découle que « si notre civilisation industrielle périt, ce sera parce que les changements requis pour assurer sa survie ne sont pas assez rentables » (page 182). Dans le chapitre « Métaphysique de l’argent », je vous recommande la description quasi médicale d’une bulle spéculative par ses quatre caractéristiques, qui sont comme autant de symptômes annonciateurs d’une grave crise (page 109) :

  • Le prix de ce qui est au cœur de la bulle augmente de façon soutenue et totalement injustifiée.
  • La bulle absorbe la majeure partie de la valeur fictive qu’elle crée.
  • Le nombre de participants augmente régulièrement pendant qu’elle gonfle.
  • La bulle finit toujours par éclater.

Evidemment, la dette des Etats-Unis est LA bulle dont l’éclatement provoquera une déflagration mondiale signant la fin de l’abondance.

Le chapitre sur « Le prix de l’énergie » articule remarquablement l’écologie et l’économie de l’énergie. En économie, « l’énergie suit ses propres lois » (page 120) et celles-ci obéissent de façon non négociable aux lois physiques : principes de Carnot, lois de la thermodynamique. Il n’est pas inutile de retenir de façon définitive que « La quantité de travail que vous obtiendrez d’une source d’énergie dépend non pas de la quantité d’énergie contenue dans celle-ci, mais de la différence de concentration énergétique entre la source et l’environnement » (page 124).

L’énergie solaire, dont on se complait à répéter que la Terre reçoit plusieurs milliers de fois les besoins actuels de l’humanité, est efficace pour cuire un rôti, chauffer de l’eau, ou distiller une eau de vie de qualité supérieure, mais n’alimentera pas nos réseaux électriques de puissance. Siemens s’est retiré du projet DESERTEC, et, concernant la biomasse, il faut savoir que les plantes vertes ne convertissent en énergie chimique végétale que un pour cent de la lumière du soleil qui les atteint (page 127). Et ne parlons pas de couler de l’acier ou de fabriquer du ciment. Cela explique que bien des expériences de laboratoire, avec lesquelles les médias font rêver l’Occidental moyen, l’avion solaire, l’exploitation minière de Mars, les agro-carburants, la captation de l’énergie par les algues, la fusion nucléaire, ont très peu de chances d’aboutir à une application industrielle. Ceci à cause, à la fois d’un investissement énergétique démesuré (l’énergie grise) et d’un rendement énergétique insuffisant (l’énergie nette), ainsi que d’un trop pauvre intérêt économique à l’heure où les forces du marché et les données politiques devront tenir compte de la limitation des moyens et trancher entre diverses propositions. Je constate que l’auteur partage mon appréhension en la matière, car il écrit page 184 : « Voilà le piège qui est caché au cœur des limites à la croissance ; quand ces limites commencent à faire mal, la capacité économique excédentaire qu’il faudrait pour s’en sortir n’existe plus ».

D’où l’intérêt de remettre à l’honneur la notion de « technologie appropriée », que Schumacher appelait la « technologie intermédiaire ». C’est le but du chapitre « Les outils appropriés ». Une fois les réseaux électriques configurés dans leur taille la plus efficace, une fois Internet réduit aux domaines où il apporte un réel avantage, une fois les machines réévaluées dans leur coût global en ressources primaires en voie de raréfaction par rapport au travail humain, pour l’instant surabondant, il sera temps de considérer la notion même d’efficacité, ce qui fut la base du travail théorique de Schumacher dans le tiers monde.

L’empire des Etats-Unis, je dirai même l’empire occidental, gigantesque machine à drainer les richesses du monde à son profit, entre à son tour dans les rendements décroissants (j’allais écrire les quarantièmes rugissants) qui annoncent son crépuscule.

Dans le dernier chapitre, « La route qui nous attend », John Michael Greer ouvre quelques pistes en suggérant « une poignée de changements précis de faible envergure, des mutations donc, qui pourraient réellement, s’ils étaient mis en œuvre, annuler certaines des habitudes les plus néfastes du système économique actuel » (page 188). Se souvenir de ce qui fonctionnait quant à l’encadrement de l’économie, défendre les biens communs en restructurant la comptabilité publique, détaxer l’économie secondaire, le travail, et taxer les prélèvements dans l’économie primaire et tous les revenus de l’économie tertiaire, ce qui va bien au-delà des seules transactions financières. Alors, « on constatera que dans bien des cas l’ouvrier coûte moins cher qu’une machine » (page 199). Enfin dompter les entreprises dans leurs errements dommageables.

L’auteur explique ensuite ce qu’est l’effondrement de la complexité auquel J.A. Tainter a consacré un livre entier : « L’effondrement des Sociétés Complexes ». John Michael Greer souligne trois observations qui nuancent le tableau :

  • « Les rendements décroissants de la complexité ne surviennent pas d’un seul coup partout » (page 206).
  • Une société qui persiste à rajouter de la complexité pour résoudre les problèmes soulevés par sa complexité génère des problèmes encore plus grands.
  • Elle doit alors réagir aux problèmes en ne les résolvant pas, ce qui est rationnel mais totalement contraire à nos croyances.

L’auteur cite quelques exemples de telles fausses routes, comme le développement durable, qui rajoute de la complexité à la complexité, et tous les rêves technologiques, comme l’éthanol cellulosique, la fusion nucléaire. En 2016, j’ajouterais la géo-ingénierie. Et de conclure : « Si c’est complexe et coûteux, l’argent affluera » (page 207). A ce moment là, l’effondrement politique et économique restera la seule porte de sortie.

Existe-t-il alors une solution ? C’est encore Schumacher qui est invoqué à travers le principe de la fonction subsidiaire : « la façon la plus efficace d’exécuter une fonction est de l’assigner à l’unité la plus petite et la plus locale qui est capable de s’en charger » (page 208). L’auteur consacre le reste du chapitre à l’illustration de ce principe à travers les guildes du Moyen Age, qui furent à la source de grandes innovations, les potagers domestiques, première parade aux risques de famine, ou diverses alternatives pour l’individu bien inséré dans l’économie secondaire d’une famille ou d’une communauté.

Ici, en France, on pourrait citer le contre-exemple de l’interdiction faite aux facteurs d’effectuer le tri du courrier local, sous prétexte de les recentrer sur leur « cœur de métier » : la distribution. Le passage obligatoire de toutes les lettres par un centre de tri départemental, évidemment mécanisé mais éloigné, a prodigieusement allongé le délai de traitement de certaines d’entre elles. « La fin de l’abondance » est un livre très finement saupoudré d’humour, à lire, à relire, et à offrir. Il pourrait être le livre de la saison pour ceux qui lisent, voire le livre de l’année pour ceux qui lisent très peu.

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