Béhémoth – Le dragon noir

« (…) à peine y fus-je entré qu’il me sembla que j’avais porté mes pas dans le cercle ténébreux de quelque Inferno. »  Conrad, Au cœur des ténèbres.

Le documentaire réalisé en 2015 par Zhao Liang « Béhémoth – Le dragon noir » nous convie à une lente et douloureuse catabase, « au cœur des ténèbres » d’une province chinoise de la Mongolie Intérieure littéralement ravagée. Le « Béhémoth » est un monstre biblique lié aux puissances du Mal ; il métaphorise la prédation capitaliste insatiable qui s’attaque à tout. Ainsi le Béhémoth se décline en autant de camions, de grues et d’explosifs s’acharnant sur la terre qui n’en peut mais. Tout est noirceur, suie, détonation. Ça creuse et creuse encore, et voilà que du sol éventré, martyrisé, surgissent de nouveaux cratères. Les camions innombrables ne semblent pas suffire à la tâche. Dans ce chaos travaillent des hommes mais ce travail-là prend son sens étymologique de « torture ». Ils se tuent à la tâche pour Béhémoth, pour le propriétaire de la mine qui les exploite au péril de leur vie et qui n’apparaît à aucun moment dans le documentaire ; on voit juste une gigantesque statue de Bouddha qu’il a fait ériger pour soulager sa conscience. Pathétique et scandaleux. En attendant, les forçats de la mine respirent des vapeurs toxiques qui les tuent à petit feu ; ce sont des migrants, ils n’ont que le droit de travailler sans fin pour regagner ensuite, fourbus, privés de mots et de rêves, leur taudis ; leur bassine d’eau ne parvient pas à laver toutes les traces noires sur leur peau parcheminée ; elle n’en panse pas les plaies, ne cautérise pas les cloques laissées par la chaleur infernale de l’antre de la mine. Germinal au XXIe siècle en Chine.

 

Est-ce ainsi que les hommes vivent ? La question se fait lancinante quand la progression du chaos se fait plus précise ; le bruit et la terre envahissent les prés verdoyants, chassant les animaux et leurs bergers toujours plus loin. Un homme nu est couché au bord de l’abîme, dans un paysage diffracté, brisé, détruit. Qu’est devenue notre humanité ? Est-ce ainsi que les hommes vivent désormais ? Pour quoi, pour qui ? Il faut toujours plus de charbon, d’acier, toujours plus de terre, de matière, toujours gagner davantage sur la nature luxuriante pour construire… des villes fantômes immaculées que personne n’habite et qui auront vocation, pour beaucoup, à être détruites à coup de bulldozers… Mais il fallait investir pour dépenser et investir encore et encore… Sans fin ? Les moutons ont déserté, les lacs sont asséchés ; ne subsistent que les tombes des ouvriers assassinés par le labeur insupportable, les moutons désormais statufiés, pétrifiés à jamais. Le « miroir promené le long du chemin » par le mystérieux guide du narrateur met en abyme le documentaire lui-même, dérangeant, offrant à nos regards une réalité trop souvent escamotée. Musique discrète, longs plans prenant leur temps dans ces cadences infernales ; parfois, les mots sobres, simples, puissants, d’un narrateur discret, « librement inspirés de la Divine comédie de Dante », et pour cause, c’est bien l’enfer d’un monde déshumanisant et absurde qui se déploie : « pas un brin d’herbe n’a survécu ».

Il reste le documentaire, trace testimoniale et artistique indispensable. Ces travailleurs de l’enfer sont avant tout des hommes, et leur regard nous hante, nous questionne, tout comme l’étrange poésie de ce cavalier de l’Apocalypse en costume traditionnel chevauchant dans le vent, fuyant dans une cavalcade effrénée et qui semble prophétiser le désastre à venir : comment en est-on arrivés là ? Comment empêcher que cela continue ?

Le vrai combat politique humaniste est forcément anti-capitaliste.

 

Pour aller plus loin

Voir le documentaire : https://boutique.arte.tv/detail/behemoth_dragon_noir

La page Wikipedia sur Zhao Liang : https://fr.wikipedia.org/wiki/Zhao_Liang_(r%C3%A9alisateur)

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